La pandémie de COVID-19 a transformé durablement les modes de travail, propulsant le télétravail comme norme pour de nombreux salariés. Cette mutation a ouvert de nouvelles possibilités pour les travailleurs frontaliers qui peuvent désormais exercer leur activité depuis leur pays de résidence tout en étant employés par une entreprise étrangère. Cette situation inédite soulève des questions fiscales complexes touchant à la fois l’imposition des revenus, les cotisations sociales et les conventions fiscales internationales. Les administrations fiscales et les législateurs des différents pays européens tentent de s’adapter à cette réalité qui bouscule les principes traditionnels de territorialité de l’impôt et de rattachement social.
Le cadre juridique du télétravail transfrontalier
Le télétravail transfrontalier se situe à l’intersection de plusieurs systèmes juridiques qui s’entremêlent et parfois se contredisent. D’un côté, le droit du travail applicable relève généralement du pays où l’entreprise employeuse est établie. De l’autre, le droit fiscal et social dépend souvent du lieu d’exercice effectif de l’activité. Cette dichotomie crée une situation particulière pour le travailleur frontalier en télétravail.
Au niveau européen, le principe de libre circulation des travailleurs facilite l’emploi transfrontalier, mais ne résout pas toutes les questions fiscales qui en découlent. Le règlement européen n°883/2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale pose comme règle générale l’affiliation au régime du pays d’activité. Toutefois, le télétravail remet en question cette logique puisque l’activité s’exerce désormais dans le pays de résidence.
Pour encadrer ces situations, certaines frontières font l’objet d’accords bilatéraux spécifiques. Par exemple, la France a conclu des accords avec l’Allemagne, la Belgique, la Suisse et le Luxembourg qui prévoient des dispositions particulières pour les travailleurs frontaliers. Ces accords fixent généralement un nombre maximal de jours de télétravail autorisés sans modifier le statut fiscal du travailleur.
La pandémie a conduit à l’adoption de mesures dérogatoires temporaires qui ont suspendu le décompte des jours de télétravail pour maintenir le statu quo fiscal des frontaliers. Ces mesures, initialement prévues pour quelques mois, ont souvent été prolongées face à la persistance de la situation sanitaire. Leur fin programmée soulève aujourd’hui des inquiétudes chez les travailleurs concernés qui ont pris goût au télétravail.
Les seuils de tolérance par pays
Chaque frontière dispose de ses propres règles et seuils de tolérance en matière de télétravail :
- France-Luxembourg : 34 jours par an hors du Luxembourg
- France-Belgique : 48 jours par an hors de Belgique
- France-Allemagne : 46 jours par an hors d’Allemagne
- France-Suisse : pas de seuil fixe mais application du critère des 25% du temps de travail
L’imposition des revenus du télétravailleur frontalier
Le principe fondamental en matière fiscale internationale est celui de la territorialité de l’impôt. Selon ce principe, les revenus sont imposables dans l’État où l’activité génératrice de ces revenus est exercée. Pour un télétravailleur frontalier, cela signifie théoriquement que la part de son salaire correspondant aux jours télétravaillés devrait être imposée dans son pays de résidence, tandis que les jours travaillés physiquement chez l’employeur étranger seraient imposés dans ce pays.
Cette règle est toutefois modulée par les conventions fiscales bilatérales qui visent à éviter les doubles impositions. Ces conventions prévoient souvent un régime spécifique pour les travailleurs frontaliers, leur permettant de n’être imposés que dans leur État de résidence, à condition qu’ils respectent certains critères, notamment géographiques (résidence dans une zone frontalière définie) et de fréquence de retour au domicile.
Le télétravail vient complexifier cette situation en introduisant une fragmentation territoriale de l’activité professionnelle. Pour éviter des calculs complexes au prorata des jours télétravaillés, plusieurs États ont instauré des seuils de tolérance. Tant que le nombre de jours télétravaillés ne dépasse pas ce seuil, le régime fiscal habituel du travailleur frontalier continue de s’appliquer comme s’il se rendait physiquement sur son lieu de travail habituel.
Dépasser ces seuils peut avoir des conséquences significatives. Par exemple, un résident français travaillant pour une entreprise luxembourgeoise pourrait perdre son statut de travailleur frontalier s’il télétravaille plus de 34 jours par an. Dans ce cas, la part de son salaire correspondant aux jours télétravaillés deviendrait imposable en France, où les taux d’imposition sont généralement plus élevés qu’au Luxembourg. Cette situation génère non seulement une charge fiscale potentiellement accrue mais impose de surcroît des obligations déclaratives dans deux pays.
La méthode de calcul de l’impôt
Lorsque le seuil de tolérance est dépassé, le calcul de l’impôt devient plus complexe. Il faut alors :
- Déterminer la proportion du salaire correspondant aux jours télétravaillés
- Déclarer cette part dans le pays de résidence
- Déclarer le reste dans le pays d’emploi
- Appliquer les mécanismes d’élimination de double imposition prévus par la convention fiscale applicable
Les enjeux liés aux cotisations sociales
Si la question fiscale est déjà complexe, celle des cotisations sociales l’est tout autant, sinon plus. En principe, selon le règlement européen n°883/2004, un travailleur ne peut être soumis qu’à une seule législation de sécurité sociale, généralement celle du pays où il exerce son activité. Toutefois, une règle particulière s’applique lorsqu’une personne exerce une part substantielle de son activité (25% ou plus) dans son État de résidence : elle devient alors soumise au régime de sécurité sociale de cet État pour l’ensemble de ses revenus.
Cette règle des 25% constitue un seuil critique pour les télétravailleurs frontaliers. En effet, un salarié qui télétravaille plus d’un jour par semaine en moyenne (soit plus de 25% de son temps de travail) depuis son domicile pourrait basculer intégralement dans le régime de sécurité sociale de son pays de résidence. Ce changement peut avoir des implications majeures tant pour le salarié que pour l’employeur.
Pour le salarié, ce changement peut entraîner une modification du niveau de protection sociale (assurance maladie, retraite, chômage) qui peut être plus ou moins avantageuse selon les pays concernés. Pour l’employeur étranger, cela implique de devoir s’immatriculer auprès des organismes sociaux du pays de résidence du salarié, d’y calculer et verser des cotisations selon des règles qui peuvent être très différentes de celles de son propre pays.
Cette situation peut créer des charges administratives significatives pour les employeurs, qui peuvent être réticents à autoriser le télétravail au-delà du seuil des 25%. Certains employeurs suisses ou luxembourgeois, par exemple, limitent strictement le nombre de jours de télétravail autorisés pour leurs employés frontaliers français afin d’éviter d’avoir à gérer les complexités du système social français.
Les certificats A1
Pour sécuriser la situation des télétravailleurs frontaliers, le certificat A1 joue un rôle central. Ce document, délivré par l’institution de sécurité sociale compétente, atteste de la législation applicable au travailleur. Il permet de confirmer que le travailleur reste soumis au régime de sécurité sociale du pays d’emploi malgré une activité partiellement exercée dans son pays de résidence.
Obtenir ce certificat devient un enjeu majeur pour les télétravailleurs frontaliers qui souhaitent dépasser occasionnellement les seuils établis sans risquer de basculer dans un autre régime. Les demandes de certificats A1 ont explosé depuis la généralisation du télétravail, mettant sous pression les administrations concernées.
Les risques d’établissement stable pour l’employeur
Un aspect souvent négligé du télétravail transfrontalier concerne les risques fiscaux pour l’employeur. En effet, le fait qu’un salarié travaille régulièrement depuis un autre pays peut, dans certaines circonstances, créer ce que les fiscalistes appellent un « établissement stable » de l’entreprise dans ce pays.
La notion d’établissement stable est définie par les conventions fiscales internationales comme une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité. Si un télétravailleur dispose d’un pouvoir de représentation de l’entreprise et peut engager celle-ci dans des relations contractuelles, le risque de qualification en établissement stable augmente significativement.
Les conséquences d’une telle qualification sont importantes : l’entreprise devrait alors déclarer et payer l’impôt sur les sociétés dans le pays de résidence du télétravailleur pour la part des bénéfices attribuable à cet établissement stable. Elle pourrait également être assujettie à la TVA locale et à d’autres obligations fiscales et administratives propres à ce pays.
Pour limiter ce risque, les entreprises adoptent diverses stratégies. Certaines limitent strictement les fonctions exercées en télétravail, excluant notamment tout pouvoir de négociation ou de signature. D’autres mettent en place des politiques formalisées de télétravail transfrontalier qui encadrent précisément les activités autorisées à distance. D’autres encore optent pour des solutions plus radicales comme l’embauche via une filiale locale ou le recours à des plateformes d’employeur de référence (Employer of Record).
Ces contraintes expliquent pourquoi certains employeurs restent réticents face aux demandes de télétravail émanant de leurs salariés frontaliers, même lorsque leurs fonctions s’y prêteraient parfaitement d’un point de vue opérationnel. Le risque fiscal peut parfois l’emporter sur les bénéfices organisationnels du télétravail.
Les critères de qualification d’un établissement stable
Plusieurs facteurs sont pris en compte pour déterminer si un télétravailleur crée un établissement stable :
- La permanence de l’installation (un télétravail occasionnel présente moins de risques)
- Le pouvoir de représentation et d’engagement de l’entreprise
- La nature des fonctions exercées (fonctions support vs fonctions commerciales)
- L’utilisation des locaux du salarié à des fins professionnelles
Vers une harmonisation des règles du jeu transfrontalier
Face à la multiplication des situations de télétravail transfrontalier, une demande croissante d’harmonisation des règles se fait entendre. Travailleurs, employeurs et syndicats appellent à la mise en place d’un cadre plus clair et plus stable qui permettrait de concilier les aspirations au télétravail avec la sécurité juridique et fiscale.
Plusieurs initiatives vont dans ce sens. Au niveau bilatéral, de nouveaux accords sont en négociation pour augmenter les seuils de tolérance en matière de télétravail. Par exemple, la France et le Luxembourg ont signé en 2022 un avenant à leur convention fiscale portant le seuil de tolérance de 29 à 34 jours par an. Des discussions similaires sont en cours entre la France et la Belgique pour rehausser leur seuil respectif.
Au niveau européen, des réflexions sont menées pour harmoniser davantage les règles relatives au télétravail transfrontalier. La Commission européenne a lancé une consultation sur ce sujet et pourrait proposer une directive-cadre qui établirait des principes communs tout en laissant aux États membres une certaine flexibilité dans leur mise en œuvre.
Une piste intéressante serait d’aligner les seuils fiscaux sur le seuil de 25% déjà utilisé en matière de sécurité sociale. Cette harmonisation simplifierait grandement la gestion du télétravail transfrontalier en créant un référentiel unique à la fois pour l’imposition des revenus et pour les cotisations sociales.
En parallèle, des solutions technologiques émergent pour faciliter la gestion administrative du télétravail transfrontalier. Des logiciels spécialisés permettent désormais de suivre précisément les jours télétravaillés, de calculer automatiquement les implications fiscales et sociales, et même de générer les déclarations nécessaires dans les différents pays concernés. Ces outils pourraient contribuer à lever certaines réticences des employeurs face à la complexité administrative du télétravail transfrontalier.
Les propositions de réforme
Parmi les propositions actuellement en discussion figurent :
- L’instauration d’un seuil européen harmonisé de jours de télétravail (possiblement autour de 25% du temps de travail)
- La création d’un statut fiscal spécifique pour les télétravailleurs frontaliers
- La mise en place d’un guichet unique pour les démarches administratives liées au télétravail transfrontalier
- L’adaptation des critères d’établissement stable à l’ère du travail numérique
