La liberté cultuelle sous tension : quand l’hôpital public confronte droits fondamentaux et neutralité

La question de la pratique religieuse dans les établissements hospitaliers publics soulève des tensions juridiques profondes. Entre respect des convictions personnelles et maintien de la neutralité du service public, les administrations hospitalières naviguent sur un terrain miné. Des affaires récentes ont mis en lumière des situations où des patients se sont vus refuser l’exercice de leur culte, soulevant la question de l’entrave à une liberté fondamentale. Cette problématique s’inscrit dans un contexte où la laïcité fait l’objet d’interprétations diverses, parfois contradictoires, et où les tribunaux sont de plus en plus sollicités pour arbitrer entre droits individuels et impératifs collectifs.

Cadre juridique de la liberté religieuse en milieu hospitalier

La liberté de culte constitue l’une des libertés fondamentales garanties tant par les textes nationaux qu’internationaux. En France, cette liberté trouve son fondement dans l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». Ce principe est renforcé par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, qui garantit le libre exercice des cultes tout en posant le principe de neutralité de l’État.

Dans le contexte spécifique des établissements de santé, la circulaire du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé précise que « les patients doivent pouvoir, dans la mesure du possible, suivre les préceptes de leur religion ». Cette disposition est complétée par la Charte de la personne hospitalisée qui affirme que « l’établissement de santé doit respecter les croyances et convictions des personnes accueillies ».

Le Code de la santé publique, en son article R.1112-46, reconnaît explicitement le droit des patients hospitalisés à pratiquer leur culte. Il précise que « les hospitalisés doivent être mis en mesure de participer à l’exercice de leur culte », ajoutant toutefois la condition que cette pratique ne doit pas perturber le fonctionnement du service.

Les limites légitimes à l’exercice du culte

Si la liberté religieuse est protégée, elle n’est pas absolue. Le Conseil d’État a rappelé à plusieurs reprises que cette liberté peut connaître des restrictions justifiées par les nécessités du service public hospitalier. Ces limitations doivent répondre à trois critères cumulatifs :

  • Être justifiées par des impératifs d’ordre public ou de bon fonctionnement du service
  • Être proportionnées au but recherché
  • Ne pas constituer une discrimination fondée sur la religion

La jurisprudence administrative a ainsi validé certaines restrictions lorsqu’elles étaient motivées par des considérations d’hygiène, de sécurité ou de continuité des soins. Par exemple, dans son arrêt du 27 juillet 2001, le Conseil d’État a considéré que l’interdiction du port du voile dans un bloc opératoire était justifiée par des impératifs d’hygiène.

Néanmoins, la Cour européenne des droits de l’homme veille à ce que ces restrictions ne vident pas la liberté religieuse de sa substance. Dans l’affaire Eweida et autres c. Royaume-Uni (2013), elle a rappelé que toute limitation doit répondre à un besoin social impérieux et être proportionnée.

Les manifestations concrètes de l’entrave à la liberté cultuelle

Les entraves à la liberté de culte dans les hôpitaux publics se manifestent sous diverses formes, allant du refus d’accès aux lieux de culte jusqu’aux restrictions alimentaires non justifiées. Ces situations créent des tensions juridiques qui nécessitent une analyse approfondie pour déterminer si l’entrave est légitime ou constitutive d’une violation d’un droit fondamental.

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Le refus d’accès à un aumônier représente l’une des entraves les plus directes. Alors que l’article R.1112-46 du Code de la santé publique prévoit expressément que les patients doivent pouvoir recevoir la visite du ministre du culte de leur choix, des cas de refus ont été documentés, notamment dans un contexte de tension sécuritaire. La jurisprudence administrative considère généralement ces refus comme illégaux, sauf s’ils sont motivés par des impératifs majeurs liés à la sécurité ou à l’état de santé du patient.

L’absence d’aménagement de lieux de prière constitue une forme plus subtile d’entrave. Si les établissements hospitaliers ne sont pas tenus de créer des espaces cultuels spécifiques, la circulaire du 2 février 2005 encourage la mise à disposition d’espaces multiconfessionnels. L’absence totale de possibilité de pratiquer son culte dans un lieu adapté peut être considérée comme une atteinte disproportionnée à la liberté religieuse, comme l’a souligné le Défenseur des droits dans plusieurs de ses recommandations.

Les interdictions vestimentaires contestables

Les restrictions vestimentaires représentent une source majeure de contentieux. Si certaines limitations sont justifiées par des motifs d’hygiène ou de sécurité, d’autres traduisent une interprétation extensive et parfois abusive du principe de neutralité. La jurisprudence distingue clairement :

  • Les restrictions justifiées (port de vêtements amples dans certaines unités de soins, signes religieux pendant des soins spécifiques)
  • Les restrictions disproportionnées (interdiction générale et absolue du port de signes religieux pour les patients)

Le Tribunal administratif de Nice, dans une ordonnance du 22 juin 2018, a ainsi suspendu une décision interdisant à une patiente de porter un foulard dans les couloirs d’un hôpital, considérant que cette mesure portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte.

Les restrictions alimentaires non justifiées constituent une autre forme d’entrave. Si la Charte de la personne hospitalisée prévoit que « les convictions religieuses du malade doivent être respectées », y compris concernant les règles alimentaires, certains établissements invoquent des contraintes organisationnelles pour refuser des menus confessionnels. La jurisprudence tend à considérer que l’absence totale d’alternative alimentaire peut constituer une entrave disproportionnée, notamment lors de séjours prolongés.

Ces différentes manifestations révèlent la tension permanente entre la protection de la liberté religieuse et les impératifs du service public hospitalier, tension que les tribunaux s’efforcent de résoudre au cas par cas.

La responsabilité juridique des établissements de santé

Face aux entraves à la liberté cultuelle, les établissements hospitaliers peuvent voir leur responsabilité juridique engagée à plusieurs niveaux. Cette responsabilité s’articule autour de différents fondements légaux et peut entraîner des sanctions variées selon la gravité et la nature de l’entrave constatée.

La responsabilité administrative constitue le premier niveau d’engagement. En tant que service public, l’hôpital est soumis au contrôle du juge administratif qui peut être saisi par voie de recours pour excès de pouvoir contre les décisions limitant indûment la liberté religieuse. Dans ce cadre, le référé-liberté prévu à l’article L. 521-2 du Code de justice administrative offre une voie de recours rapide lorsqu’une atteinte grave et manifestement illégale est portée à une liberté fondamentale. Les juges peuvent alors ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause dans un délai de 48 heures.

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La jurisprudence a reconnu à plusieurs reprises que la liberté de culte constituait une liberté fondamentale au sens de ces dispositions. Ainsi, dans une ordonnance du 16 février 2004, le Conseil d’État a jugé que les restrictions à la liberté de culte devaient être strictement proportionnées aux nécessités du service public hospitalier.

Les sanctions possibles et la réparation

Les conséquences juridiques d’une entrave illégale à la liberté cultuelle peuvent prendre plusieurs formes :

  • L’annulation de la décision administrative restrictive
  • L’injonction de prendre des mesures permettant l’exercice du culte
  • La condamnation à réparer le préjudice moral subi

Le Défenseur des droits joue un rôle majeur dans ce domaine. Cette autorité indépendante peut être saisie par toute personne s’estimant victime d’une discrimination religieuse. Dans sa décision n°2016-109 du 21 mars 2016, le Défenseur des droits a rappelé aux établissements hospitaliers leur obligation de respecter les convictions religieuses des patients et a formulé des recommandations précises pour prévenir les discriminations.

Sur le plan indemnitaire, la jurisprudence administrative reconnaît que l’atteinte à la liberté de culte peut ouvrir droit à réparation du préjudice moral. Dans un arrêt du 6 décembre 2013, la Cour administrative d’appel de Versailles a ainsi condamné un établissement hospitalier à verser des dommages et intérêts à un patient qui s’était vu refuser, sans motif légitime, la visite d’un ministre du culte.

Il convient de noter que la responsabilité peut s’étendre aux agents hospitaliers eux-mêmes. Si l’entrave résulte d’un comportement individuel contraire aux directives de l’établissement, l’agent peut faire l’objet de sanctions disciplinaires, sans préjudice d’éventuelles poursuites pénales en cas de discrimination caractérisée sur le fondement des articles 225-1 et suivants du Code pénal.

Les tensions entre neutralité du service public et droits des patients

Le principe de neutralité du service public constitue l’un des piliers de la laïcité française. Il impose aux agents publics une stricte impartialité vis-à-vis des convictions religieuses. Toutefois, ce principe ne s’applique pas de la même manière aux usagers du service public, dont font partie les patients hospitalisés. Cette distinction fondamentale est parfois source de confusions et de tensions dans les établissements de santé.

Le Conseil d’État, dans son avis du 19 décembre 2013, a clarifié cette situation en rappelant que « les usagers du service public ne sont pas soumis à l’exigence de neutralité religieuse ». Cette position a été réaffirmée dans l’étude adoptée par l’assemblée générale du Conseil d’État le 19 décembre 2013 sur l’application du principe de neutralité religieuse dans les services publics.

Pourtant, on observe une tendance à l’extension du principe de neutralité aux usagers dans certains établissements hospitaliers. Cette dérive, qualifiée par certains juristes de « laïcité extensive », conduit à des restrictions injustifiées de la liberté religieuse des patients. Le rapport Stasi de 2003 avait déjà mis en garde contre cette confusion entre la neutralité imposée aux agents et la liberté reconnue aux usagers.

La spécificité du contexte hospitalier

L’hôpital présente des caractéristiques qui accentuent ces tensions :

  • La vulnérabilité particulière des patients, qui rend tout refus d’accommodement religieux potentiellement plus traumatisant
  • La promiscuité inhérente aux services hospitaliers, qui peut générer des conflits entre patients aux convictions différentes
  • La dimension technique et sécuritaire des soins, qui peut justifier certaines restrictions

Face à ces défis, la jurisprudence a progressivement élaboré une doctrine d’équilibre. Dans son arrêt du 8 octobre 2012, le Conseil d’État a considéré que si des restrictions peuvent être apportées à la liberté religieuse des usagers pour des motifs d’ordre public ou de bon fonctionnement du service, ces restrictions doivent être « adaptées, nécessaires et proportionnées ».

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Cette exigence de proportionnalité implique une analyse au cas par cas. Ainsi, l’interdiction du port de signes religieux peut être justifiée dans un bloc opératoire pour des raisons d’hygiène, mais pas dans l’ensemble de l’établissement. De même, si la présence d’un ministre du culte peut être différée en raison d’une urgence médicale, elle ne peut être refusée de manière permanente.

Le Défenseur des droits a formulé des recommandations précises pour aider les établissements à trouver cet équilibre. Dans sa décision n°2015-249 du 26 août 2015, il préconise l’adoption de protocoles clairs distinguant les restrictions légitimes de celles qui porteraient atteinte aux droits fondamentaux des patients.

Vers une harmonisation des pratiques : solutions et perspectives d’avenir

Face aux disparités observées dans le traitement de la liberté religieuse au sein des établissements hospitaliers, l’élaboration de pratiques harmonisées devient une nécessité. Cette harmonisation passe par plusieurs leviers d’action complémentaires qui permettraient de concilier respect des convictions religieuses et exigences du service public hospitalier.

La formation du personnel soignant constitue un premier axe majeur. La méconnaissance du cadre juridique applicable conduit souvent à des restrictions injustifiées ou à des tensions évitables. Des modules spécifiques sur la laïcité et les droits des patients pourraient être intégrés dans la formation initiale et continue des professionnels de santé. Le Comité national d’éthique a souligné dans son avis n°87 l’importance d’une approche interculturelle de la santé dans la formation des soignants.

L’élaboration de protocoles institutionnels clairs représente un deuxième levier. Plusieurs établissements ont développé des guides pratiques qui précisent les droits des patients en matière religieuse et les limitations légitimes qui peuvent y être apportées. Ces documents permettent d’objectiver les décisions et de prévenir les approches subjectives. L’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) a ainsi publié en 2016 un guide sur la laïcité qui distingue clairement ce qui relève des obligations des agents et des droits des usagers.

Le rôle des aumôneries et des médiateurs

Le renforcement du rôle des aumôneries hospitalières peut contribuer significativement à l’exercice apaisé de la liberté cultuelle. La circulaire du 5 septembre 2011 relative à la laïcité dans les établissements de santé a précisé le cadre d’intervention des aumôniers hospitaliers et encourage leur intégration dans les équipes pluridisciplinaires. Ces professionnels peuvent jouer un rôle de médiation précieux en cas de tension.

Certains établissements ont innové en créant des postes de médiateurs interculturels qui interviennent spécifiquement sur les questions liées aux pratiques religieuses. Ces professionnels formés à l’interculturalité facilitent le dialogue entre équipes soignantes et patients et contribuent à trouver des accommodements raisonnables qui respectent tant les convictions religieuses que les impératifs médicaux.

L’aménagement d’espaces multiconfessionnels constitue une réponse architecturale aux besoins spirituels des patients. Ces lieux, distincts des lieux de soins mais accessibles au sein de l’établissement, permettent la pratique cultuelle sans perturber le fonctionnement des services. Le Centre Hospitalier Universitaire de Bordeaux a ainsi créé une « Maison des spiritualités » qui accueille les différentes confessions et permet aux patients de pratiquer leur culte dans un cadre adapté.

Sur le plan juridique, l’élaboration d’une jurisprudence plus précise contribuerait à sécuriser les pratiques. Si les principes généraux sont clairement posés, leur application concrète suscite encore des interrogations. Le développement du contentieux administratif, notamment via la procédure de référé-liberté, permet progressivement de clarifier les contours de la liberté religieuse en milieu hospitalier.

Enfin, des études sociologiques plus poussées sur les besoins spirituels des patients permettraient d’adapter les réponses institutionnelles. La Fédération Hospitalière de France a lancé en 2019 une enquête nationale sur la prise en compte de la dimension religieuse dans les établissements de santé, dont les résultats devraient nourrir la réflexion collective.

L’avenir réside probablement dans une approche pragmatique qui reconnaît la légitimité des besoins spirituels des patients tout en les intégrant harmonieusement dans le fonctionnement du service public hospitalier. Cette voie médiane, respectueuse tant de la laïcité que de la liberté de culte, nécessite un dialogue constant entre tous les acteurs concernés.